Le 15 octobre 2025
La ceinture fléchée est un élément du patrimoine québécois depuis plus de 200 ans. Présentation de cet accessoire issu d’un savoir-faire unique et vivant.
Par Yvette Michelin
La ceinture fléchée authentique se reconnaît à ses motifs multicolores en forme de têtes de flèches. Elle est tissée avec les doigts, sans métier, un savoir-faire unique que le ministère de la Culture et des Communications a désigné comme élément du patrimoine immatériel québécois en janvier 2016. Et quelle longue route pour en arriver là !
L’ancêtre du fléché est le chevron universel — un motif en V. En Nouvelle-France, ce tissage lui aussi exécuté sans métier servait à confectionner des jarretières, soit d’étroites bandes de tissu retenant les bas des hommes, sous les genoux. Quant aux ceintures de laine qui gardaient bien fermés les manteaux d’hiver, elles étaient alors uniformément rouges ou noires.
Une pièce du costume
Dès le troisième quart du XVIIIe siècle, la ceinture à plusieurs couleurs, peut-être à chevrons ou peut-être fléchée, fait partie du costume traditionnel de l’habitant du Bas-Canada. «Ils portent aux hanches, par-dessus ce manteau, une épaisse écharpe de laine aux longues franges, tissée par eux; ces écharpes sont de différentes couleurs selon le goût de chacun», rapporte en 1777 un militaire allemand installé à Sainte-Anne-de-la-Pérade avec d’autres défenseurs du Bas-Canada contre la menace d’annexion aux États-Unis.
Ce n’est que vers 1792 que se développe le processus complexe du fléché, faisant passer la technique de chevrons à celle que nous connaissons aujourd’hui. La flécherande utilise alors ses dix doigts pour tenir et manipuler, un à un, plus d’une centaine de fils de laine tendus aux deux extrémités. Réaliser des motifs en fléché est un savoir-faire unique parce qu’il implique un changement de trame appelé «relais», soit un déplacement délicat et fréquent du fil horizontal (trame) à travers les fils verticaux (chaîne).
Le 18 mai 1798, le maître d’école Louis Généreux Labadie décrit l’accessoire vestimentaire dans son journal en disant d’un noyé, trouvé sur le rivage de Verchères, qu’il portait «…une jolie cinture à flesche qui lui serroit le corps». La même année, un inventaire après décès, enregistré au greffe du notaire montréalais J. G. Beek, mentionne « deux cintures à flesche ».
À partir de cette époque, la ceinture fléchée se répand dans tout le Bas-Canada et devient aussi objet de traite. On note dans les livres de la Compagnie du Nord-Ouest que 24 ceintures à flèches ont été vendues en 1799, 12 en 1800 et 13 en 1802. La Compagnie fait venir la laine d’Angleterre, commande et paye la confection des ceintures, les récupère là où elles sont fabriquées et les achemine à ses différents postes de traite. Ainsi, entre 1812 et 1816, 22 femmes tisseront aux doigts 2222 ceintures qui partiront de Lachine dans les canots de voyageurs portant eux-mêmes une ceinture acquise en s’engageant.
La ceinture fléchée suscite l’intérêt des peuples des Premières Nations. Dessins et peintures montrent des Autochtones et des Métis qui la portent. Après 1814, la Compagnie du Nord-Ouest, puis la Compagnie de la Baie d’Hudson avec laquelle elle fusionne en 1821, engagent des Canadiennes, mais aussi des Autochtones pour confectionner de telles ceintures. Bien qu’il existe un mythe liant naissance des ceintures fléchées et Premières Nations, l’accessoire ne fait pas partie des traditions vestimentaires de ces dernières.
Un symbole bourgeois
La ceinture fléchée atteint le sommet de sa popularité entre le premier et le troisième quart du XIXe siècle. Elle devient à la fois symbole identitaire et de réussite bourgeoise, en plus d’être appréciée pour la prouesse technique et esthétique qu’elle représente. Toutefois, son coût élevé, la complexité de son exécution, les modèles au métier industriel moins dispendieux et les aléas de la mode ont maintes fois menacé son existence.
Heureusement, le savoir-faire si précieux subsiste et se transmet encore aujourd’hui grâce à des artisanes et à des artisans passionnés. Pour eux, la désignation de 2016 est arrivée comme une reconnaissance et un gage de survivance de leur art.
Cet article est paru initialement à l’été 2022 dans le numéro 173 du magazine Continuité, dans le cadre d’un partenariat avec la Société québécoise d’ethnologie.
Image à la une : Une artisane confectionne une ceinture fléchée. Photo : Alain Beauchamp (Écrivain Public).