17 janvier 2017 | La Corriveau, de l’histoire à la légende
Pour vous préparer à la ciné-rencontre du 25 janvier prochain, nous reproduisons notre imposant compte rendu de l’étude La Corriveau, de l’histoire à la légende[1].
Bertrand Bergeron Rabaska : revue d’ethnologie de l’Amérique française, vol. 12, 2014, p. 259–262.
En lisant le titre de l’ouvrage de Ferland et Corriveau, comment ne pas évoquer les propos de Jean Cocteau : « N’essayez pas de détruire une légende. L’histoire montre du vrai qui se déforme à la longue et devient faux. La légende montre du faux qui prend forme et devient vrai à la longue. Cette vérité mystérieuse l’emporte même sur les preuves, et malheur à ceux qui plaident contre elle[2] ! »
L’année 2013 marque le 250e anniversaire de l’exécution de Marie-Josephte Corriveau et de son entrée involontaire dans l’histoire et la légende. Les circonstances historiques et personnelles ont largement favorisé son inclusion dans la mémoire collective. On a trop tendance à l’oublier : la bataille des plaines d’Abraham, si courte fut-elle, figure parmi les conflits les plus déterminants de l’histoire universelle. Un territoire à la dimension d’un continent est passé de la couronne française à la couronne britannique avec toutes les conséquences sociales et politiques qui en ont découlé. Dans l’attente d’un traité (Traité de Paris, 1763) qui ratifierait la sanction des armes, la population de la défunte Nouvelle-France vivait sous un régime militaire qui appliquait la loi martiale.
[Rappel des faits]
C’est pendant cette période de transition qu’eut lieu une affaire criminelle dont l’écho se fait entendre encore de nos jours : le meurtre, dans la nuit du 26 au 27 janvier 1763, de Louis Dodier de Saint-Vallier sur la Côte-Sud, par sa femme. Rappel sommaire des faits. Le meurtre passa d’abord pour un banal accident auprès des autorités compétentes : un mortel coup de sabot de cheval. Des soupçons et des insinuations se mirent à circuler qui poussèrent Joseph, le frère de la victime, à porter plainte auprès des autorités britanniques. Informé par le major Abercrombie, le gouverneur Murray ordonna l’exhumation du cadavre. L’autopsie révéla la présence de quatre plaies à égale distance l’une de l’autre. Suspecté, Joseph Corriveau fut traduit devant une cour martiale sous l’accusation de meurtre. Marie-Josephte comparut à ses côtés pour complicité. Après un procès où s’accumulèrent les irrégularités, dont la moindre ne fut pas la traduction de civils devant une cour martiale (ce que Londres reprochera vertement à Murray), le père a été condamné à mort et sa fille au supplice du fouet et à la flétrissure du M (pour meurtrière) sur la main. Coup de théâtre : dûment confessé par le père Glapion, un Joseph Corriveau repentant dénonça sa fille comme la seule et vraie coupable. Les autorités militaires instruisirent un nouveau procès au cours duquel Marie-Josephte avoua son maricide. L’aveu étant considéré comme la « reine des preuves », le procès a été expédié sans qu’on se préoccupât de rechercher l’arme du crime (une hachette) et d’entendre le témoignage de trois hommes qui ont été vus non loin de la demeure de Dodier le soir du meurtre. Pourtant, l’un d’eux portait des traces de sang. Le père fut relaxé sans être inquiété pour son faux témoignage lors du premier procès et sa fille est condamnée à la pendaison ainsi qu’à l’exposition de son cadavre dans un gibet de fer. Marie-Josephte Corriveau fut pendue à Québec et son corps suspendu dans un gibet de fer à Pointe-Lévy pendant cinq semaines, le temps de semer l’épouvante parmi la population locale et faire naître les pires appréhensions.
À cette étape-ci, il est utile de préciser que le système judiciaire de l’époque passerait pour la dernière des barbaries pour une sensibilité contemporaine. La justice d’alors se voulait expéditive, exemplaire (dissuasive) et tarifée (chaque crime ayant sa peine). Le mode d’exécution empruntait à l’un ou l’autre des supplices suivants : décollation, pendaison, bûcher, écartèlement, roue. Le spectacle de la peine capitale possédait tous les ingrédients pour alimenter durablement les conversations.
Exposée dans son gibet de fer, Marie-Josephte Corriveau devint, par antonomase, la Corriveau, une femme vouée à l’exécration générale, l’article défini lui servant de particule. Pendant trois générations, son triste sort cuva dans la tradition orale, s’insérant parmi les récits de loups-garous, de feux follets, de suppôts du diable. On en fit une sorcière, une Barbe-Bleue en jupon. Le nombre de ses victimes gonfla contre toute logique : on lui en imputa jusqu’à dix. Elle devint notre Hélène Jégado (guillotinée en 1852 à Rennes pour la mort de 60 personnes). Sa légende noire ainsi forgée lui procura une gloire locale jusqu’à ce que des écrivains réputés (Fréchette et Gaspé entre autres) élargissent sa renommée à l’ensemble du Québec.
[L’étude des faits]
Sur cette toile de fond riche en perspectives et généreuse en rebondissements, Ferland et Corriveau, qui représentent une quatrième génération de chercheurs sur le sujet, proposent une étude équilibrée et exhaustive qui se divise en deux volets. En six chapitres fouillés et captivants, ils exposent les circonstances historico-sociales entourant l’affaire Corriveau, faisant ressortir les irrégularités qui ont entaché la crédibilité de la procédure judiciaire. La découverte, par le commandeur Joseph-Eugène Corriveau (1885–1947) des « documents liés aux deux procès de 1763 […] conservés au Public Record Officie de Londres » (p. 247), constitue un tournant décisif dans la recherche. La lecture de la partie historique fait ressortir clairement que l’accusée n’a pas bénéficié d’une justice pleine et entière. Après examen de l’ensemble de la procédure, ils en arrivent à la même conclusion à laquelle était parvenu leur illustre devancier, Luc Lacourcière, à savoir que, si cette cause avait été amenée devant une cour criminelle moderne, Marie-Josephte Corriveau aurait pu plaider les circonstances atténuantes en faisant valoir qu’elle n’avait fait que défendre sa vie face à un mari violent. Cette défense de nécessité lui aurait valu l’acquittement, le droit étant sensible à un tel argument. La prudence est requise, cependant, devant ce genre d’intervention corrective de l’état présent du monde à l’endroit du passé, et il faut se prémunir d’une solide et inattaquable recherche sur la mentalité de l’époque pour oser s’y aventurer. L’illusion rétrospective risque de grever toute tentative en ce sens. Il n’en demeure pas moins vrai que, doublement cadenassée par l’indissolubilité du mariage catholique et l’aliénation de son patrimoine par son remariage, Marie-Josephte Corriveau se trouvait réduite à l’inhibition de l’action ou à risquer son va-tout.
Les auteurs dissimulent à peine leur sympathie pour la coupable qu’ils cherchent à réhabiliter. Cette attitude trouve son expression achevée dans les « Annexes » : Catherine Ferland libère sa muse dans un poème aux accents vengeurs, alors que Dave Corriveau propose une nouvelle où il adopte le point de vue du gibet de fer. Ce qui peut passer pour un parti pris préjudiciable n’altère en rien l’objectivité de l’exercice. Jamais, ils ne forcent les pièces du dossier à dire autre chose que ce qu’elles révèlent.
[Patrimonialisation des faits]
La seconde partie consacrée à la légende suit avec justesse et finesse l’expansion de la légende dans l’imaginaire collectif québécois. Prenant le relais de l’orature, la littérature donne à cette légende un air de respectabilité qui lui assurera la pérennité. Bientôt, presque tout le répertoire des moyens d’expression artistique a conscrit la Corriveau : roman, peinture, danse, cinéma, théâtre, publicité. Cette exubérance ne va pas sans édulcoration. De meurtrière abhorrée, elle est devenue une figure émancipatrice du joug patriarcal. Sa légende noire se dore progressivement : des rues portent son nom, la bibliothèque de Saint-Vallier s’auréole de son patronage. Sa popularité finit par en faire une marque de commerce : on peut déguster une bière qui porte son nom.
Dans une langue limpide et accessible, les auteurs offrent aux lecteurs une œuvre à la fois d’érudition et de vulgarisation : la table des matières est détaillée, un index onomastique et thématique facilite un repérage pointu. La présentation éclatée de l’édition propose de nombreux encadrés qui développent en profondeur certaines notions pour éviter les digressions et reproduisent nombre de documents historiques afin de satisfaire la curiosité des amateurs d’histoire. L’iconographie du volet légendaire est imposante.
Ferland et Corriveau nous ont ménagé un hors‑d’œuvre pour la fin : la fameuse cage telle que l’a popularisée l’illustration saisissante d’Henri Julien.
Exhumée sous les yeux de Louis Fréchette en 1849 dans le cimetière de Saint-Joseph-de-Lévis, elle épousait plutôt la forme d’un exosquelette à l’humeur vagabonde. On suit ses traces de musée en musée : Boston, New-York, enfin Salem, qui connut un épisode d’hystérie collective sur fond de sorcellerie en 1692. Rapatrié par la Société d’histoire régionale de Lévis en 2012, soit un an avant le 250e anniversaire de l’exécution de la Corriveau, l’exosquelette constitue une pièce essentielle pour la compréhension du personnage. Reste à établir la datation du métal, ce qui n’était toujours pas fait au moment de la parution de l’ouvrage. Si l’ancienneté de l’exosquelette s’avérait, resterait toujours un faible doute sur l’identité de son occupant, la chaîne de possession ne pouvant être établie avec une certitude absolue. Cependant, les chercheurs disposent d’assez d’éléments pour établir une preuve circonstancielle solide qui oriente irrésistiblement l’artefact vers la Corriveau. [NDLR, l’authentification est aujourd’hui confirmée.]
En terminant, posons la question : si des historiens réussissaient à réhabiliter définitivement Marie-Josephte Corriveau, qu’adviendrait-il de sa légende ? Cette dernière se nourrit des failles de la première. Et ce qui captivera toujours la mémoire collective demeura son « destin posthume » (Luc Lacourcière) qui parlera plus fort que n’importe quel démenti historique. Comment ne pas songer à la fin de L’homme qui tua Liberty Valence de John Ford ? Pendant tout le film, le sénateur, à qui la commune renommée impute ce fait d’armes glorieux, s’évertue à prouver à un journaliste incrédule que ce n’est pas lui qui a réussi l’exploit, mais Tom Doniphon, un parfait inconnu. Il reçoit cette réplique définitive : « Nous sommes dans l’Ouest ici. Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. »
Est-ce à dire que la Corriveau n’a pas fini de faire parler d’elle ? Assurément, d’autant plus qu’il y en a encore un exosquelette qui traîne dans un placard
[1] Catherine FERLAND et Dave CORRIVEAU. La Corriveau, de l’histoire à la légende. Québec, Les éditions du Septentrion, 2014, 392 p.
[2] « Zola » dans Mes Monstres sacrés, Paris, Encre Éditions, 1979, p. 60. Image à la Une : Henri Julien, Album. Montréal : Beauchemin, 1916, p. 171