Qui sauvera le patrimoine ethnologique des Québécois ?

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30 mars 2016 | Le gou­verne­ment du Québec annonçait récem­ment par com­mu­niqué (Le Devoir, 16 févri­er 2016) qu’il met­tra en forme une nou­velle poli­tique cul­turelle en 2017 et qu’à cette fin il s’appuiera sur une vaste con­sul­ta­tion publique menée dans toutes les régions. Le com­mu­niqué pré­ci­sait en out­re que « le gou­verne­ment promet de devenir exem­plaire dans la pro­tec­tion du pat­ri­moine en déploy­ant une action plus prévoy­ante et plus cohérente ». Les sous­signés, engagés pro­fes­sion­nelle­ment et depuis longtemps dans la défense et la pro­mo­tion du pat­ri­moine eth­nologique des Québé­cois, accueil­lent favor­able­ment, mais avec un peu d’étonnement et beau­coup de scep­ti­cisme, cette annonce faite par madame Hélène David, jusqu’à tout récem­ment min­istre de la Cul­ture et des Com­mu­ni­ca­tions. Com­ment la petite-fille d’Athanase David, celui qui fut dans les années 1920–1930 à l’origine de nos grandes insti­tu­tions pat­ri­mo­ni­ales, que sont le Musée nation­al des beaux-arts du Québec, Bib­lio­thèque et Archives nationales du Québec et le Con­seil du pat­ri­moine cul­turel du Québec (appelé à l’origine Com­mis­sion des mon­u­ments his­toriques), peut-elle annon­cer que son gou­verne­ment sera exem­plaire, prévoy­ant et surtout cohérent, quand, sous son règne, le Min­istère a coupé les vivres à des regroupe­ments de bénév­oles comme la Société québé­coise d’ethnologie, alors même que ce gou­verne­ment pré­tend soutenir le pat­ri­moine ? Com­ment par ailleurs com­pren­dre, si ce n’est parce que l’État québé­cois se sous­trait de ses oblig­a­tions depuis des années, que l’Université Laval ait aboli récem­ment son bac­calau­réat en eth­nolo­gie et pat­ri­moine, parce que plus per­son­ne ou presque ne s’y inscrivait ? Où se for­meront désor­mais les eth­no­logues qui étu­di­ent les con­di­tions humaines, matérielles et cul­turelles des gens ordi­naires ? La ques­tion se pose donc avec per­ti­nence et urgence : Qui sauvera le pat­ri­moine eth­nologique des Québé­cois ?

Dans les années 1930, l’État québé­cois investit dans le pat­ri­moine eth­nologique pour con­tr­er les effets dévas­ta­teurs de la Grande Crise.

L’intérêt de l’État québé­cois pour le pat­ri­moine eth­nologique remonte à Jean-Marie Gau­vreau, fon­da­teur de l’École du meu­ble de Mon­tréal, qui, durant les étés 1937 à 1944, entre­prit un inven­taire nation­al de l’artisanat aux fins de dévelop­per les ressources des régions pour con­tr­er les effets de la Grande Crise économique. Il fut sec­ondé en cela par Albert Tessier et le jeune Paul-Émile Bor­d­uas. En cette même année 1944, l’intérêt pour le pat­ri­moine eth­nologique s’étend du gou­verne­ment à l’université, quand le pro­fesseur Luc Lacour­cière devient le pre­mier tit­u­laire de la chaire de folk­lore à l’Université Laval. Depuis ce temps, des cen­taines de diplômés pra­tiquent leur méti­er d’ethnologue, surtout à par­tir de 1961, année de fon­da­tion du min­istère des Affaires cul­turelles. Une dizaine d’années plus tard, le Québec se dote d’une Loi sur les biens cul­turels (1972). Prenant appui sur sa nou­velle loi, le Min­istère embauche de jeunes eth­no­logues et c’est à ce moment que sont entre­pris les grands travaux de l’État por­tant sur des activ­ités forte­ment iden­ti­taires, comme par exem­ple l’inventaire des arts pop­u­laires, des croix de chemin, des sites de pêche, ou encore des arti­sans qui exer­cent de façon tra­di­tion­nelle les métiers du fer, de la pierre, du bois et du cuir. Et pour mieux répon­dre aux besoins gran­dis­sants du Min­istère et épauler ses pro­fes­sion­nels, de jeunes diplômés uni­ver­si­taires se regroupent alors et fondent en 1975 la Société québé­coise d’ethnologie.

Aujourd’hui l’État québé­cois promet de mieux faire et devenir exem­plaire en affamant les eth­no­logues.

La Société québé­coise d’ethnologie a pour mis­sion de pro­mou­voir la sauve­g­arde et la mise en valeur du pat­ri­moine eth­nologique du Québec, tant sur le plan matériel qu’immatériel. À cette fin, elle met sur pied en 2003 un Pro­gramme de ciné-ren­con­tres du pat­ri­moine eth­nologique des­tiné à ses mem­bres et au grand pub­lic. À ce jour quelque 75 films doc­u­men­taires ont été présen­tés au Musée de la civil­i­sa­tion de Québec en présence de por­teurs de tra­di­tions et de réal­isa­teurs tels que François Brault, Richard Lavoie et André Gladu. La même année, elle fonde Rabas­ka, revue d’ethnologie de l’Amérique française, pub­liée annuelle­ment en ver­sions papi­er et élec­tron­ique sur le por­tail Éru­dit. L’animation que génère chaque livrai­son mobilise de 60 à 80 col­lab­o­ra­teurs bénév­oles ; les sta­tis­tiques de con­sul­ta­tion en ligne mon­trent qu’en 2014 la seule revue d’ethnologie de l’Amérique française qu’est Rabas­ka a trou­vé des lecteurs dans plus de 90 pays. En 2012, la Société québé­coise d’ethnologie crée un Pro­gramme de val­ori­sa­tion des por­teurs de tra­di­tions en régions afin de ren­dre hom­mage à des citoyens qui ont con­tribué à l’enrichissement du pat­ri­moine cul­turel québé­cois, de val­oris­er dans leur milieu naturel des pra­tiques iden­ti­taires, de favoris­er leur trans­mis­sion auprès des jeunes généra­tions et d’encourager leur main­tien. À ce jour, la Société a ren­du hom­mage aux héros légendaires du can­o­tage sur glace (L’Islet-sur-Mer, 2012), aux arti­sanes du fléché (Saint-Jean-de-Matha, 2013), aux acéricul­teurs (Saint-Joseph-de-Beauce, 2014) et aux fac­teurs d’accordéon (Mont­mag­ny, 2015). C’est grâce à son ini­tia­tive et aux travaux de ses chercheurs que la pra­tique du can­ot à glace sur le fleuve Saint-Lau­rent a été désignée par l’État québé­cois en 2014 au titre de pat­ri­moine immatériel, con­for­mé­ment à la nou­velle Loi sur le pat­ri­moine cul­turel de 2011. Nous ne dresserons pas ici la liste de tous les liens que la Société québé­coise d’ethnologie entre­tient avec ses parte­naires naturels, mais il en est un qui sur­passe tous les autres et, sans sur­prise, il provient de l’Université Laval. Il s’agit de la Chaire de recherche du Cana­da en pat­ri­moine eth­nologique qui a mené pen­dant plusieurs années des inven­taires du pat­ri­moine immatériel, main­tenant disponibles en ligne.

La Société québé­coise d’ethnologie voudrait bien pour­suiv­re ses pro­grammes, mais le Min­istère lui a retiré en 2015 son mod­este bud­get de 9 300 $ qui lui per­me­t­tait de pay­er un loy­er et de réu­nir son con­seil d’administration bénév­ole.

Mer­ci, Athanase David, pour votre vision exem­plaire !  

Jean-Pierre Pichette, prési­dent de la Sqe
Jean Simard, admin­is­tra­teur de la Sqe
Bernard Gen­est, admin­is­tra­teur de la Sqe
Louise Décarie, admin­is­tra­teur de la Sqe
Richard Lavoie, admin­is­tra­teur de la Sqe
Mar­cel Bénéteau, eth­no­logue, Uni­ver­sité de Sud­bury
Bertrand Berg­eron, eth­no­logue, Col­lège d’Alma
Yves Berg­eron, eth­no­logue, Uni­ver­sité du Québec à Mon­tréal
Ronald Labelle, eth­no­logue, Uni­ver­sité du Cap-Bre­ton
Michel Lessard, his­to­rien de l’art québé­cois, Prix du Québec 1996

 

Image à la Une : La course en can­ot du Car­naval de Québec. À l’ini­tia­tive de la SQE, la pra­tique  a été désignée pat­ri­moine immatériel du Québec en 2014. Pho­to : Richard Lavoie, 2010  

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