Collaboration spéciale : Jean-François Blanchette
C’est la première fois que j’assistais à une ciné-rencontre de la Société québécoise d’ethnologie. J’ai une bonne excuse : je demeure loin de Québec. Mais je ne voulais pas manquer cette présentation du film de Bernard Émond, Le temps et le lieu réalisé en 1999. Le réalisateur de ce film, lui-même anthropologue, désirait savoir ce qu’il était advenu de Saint-Denis de Kamouraska où l’anthropologue américain Horace Miner avait passé une année avec son épouse en 1936–1937 et avait publié les résultats de ses observations dans Saint-Denis, a French Canadian Parish — publié à The University of Chicago Press en 1939 — thèse pour laquelle il obtient son doctorat la même année, tel qu’inscrit au registre de cette université.
Ce livre fut majeur dans l’historiographie des études anthropologiques nord-américaines et québécoises. Étant moi-même anthropologue formé à l’université Brown aux États-Unis, mes professeurs s’attendaient à ce que je connaisse bien cet ouvrage de même que tout le débat qui s’en est suivi sur la nature des sociétés paysannes. N’ayant pas vu le film, je ne voulais pas le manquer surtout dans le cadre de ces ciné-rencontres animées par l’ethnologue Jean Simard. Pour l’occasion, il avait invité Pierrette Maurais, archiviste au Centre d’archives de la Côte-du-Sud, pour qu’elle nous parle de la collection de photographies de terrain d’Horace Miner conservées à ces archives.
La ciné-rencontre commence avec une présentation des réalisations de Bernard Émond par Jean Simard. Émond est bien connu pour ses nombreux tournages dont quelques-uns sont des films-cultes, Ceux qui ont le pas léger sans laisser de trace (1992), L’épreuve du feu (1997), La femme qui boit (2001), pour ne nommer que ceux-là.
Puis le film nous est présenté. On y voit Émond qui a invité l’épouse d’Horace Miner à venir visiter le village. Ce fut un moment émouvant pour cette dame maintenant âgée qui revoit les lieux et la maison où elle a vécu avec son mari pendant un an, la demeure d’Arthur Gagnon qui n’avait pas l’eau courante il y a 60 ans et qui avait été modernisée depuis. Émond a retrouvé un certain nombre de citoyens du village qui ont connu les Miner alors qu’ils étaient bien jeunes à l’époque et se souvenaient vaguement de lui.
Certains des informateurs filmés par Émond avaient peu à dire et le cinéaste s’est attardé sur eux, sans raison apparente. Par ailleurs certains aspects du film ont attiré les rires de la salle, en particulier les comparaisons qui étaient faites avec humour avec le passé et les témoignages de plusieurs qui mettaient en valeur le langage pittoresque des gens de ce village rural.
À la suite du film, Simard rappelle la méthodologie de Miner pour le choix de ce village rural traditionnel québécois. C’est grâce à l’aide du député fédéral de L’Islet, Georges Bouchard, auteur du livre Vieilles choses, vieilles gens, de l’influent colonel Wilfrid Bovey, auteur de Canadien : étude sur les Canadiens français (1935) et président de la Montreal Handicraft Guild, qui encourage les métiers traditionnels, et de Marius Barbeau du Musée national du Canada qui connaît bien la Côte-du-Sud pour y avoir fait du terrain pendant plusieurs années, que Miner est orienté vers ce village demeuré traditionnel. Car Miner désirait étudier les mœurs et coutumes d’un village agricole qui avait conservé ses manières de faire et qui avait une certaine autonomie en regard de la modernisation de la société et de l’urbanisation grandissante. Simard indique également que le curé avait aidé Miner à l’introduire – lui, un étranger — à ses paroissiens, à condition qu’il ne dise pas qu’il était protestant, qu’il aille à la messe le dimanche et qu’il ne parle pas de la régulation des naissances.
Puis, Pierrette Maurais nous fait part du contenu du Fonds Horace-Miner donné au réalisateur du film qui l’a versé aux Archives de la Côte-du-Sud : 112 négatifs, 145 épreuves en noir et blanc, trois centimètres de documents textuels et deux documents cartographiques. Les photographies touchent la famille d’Arthur Gagnon qui louait une maison aux Miner, d’autres familles du village et diverses bâtisses – école, église, maisons, beurrerie, etc. – la culture traditionnelle, la pêche à la fascine et les transports, mais aucune sur l’agriculture à Saint-Denis. Ce qui amène une discussion animée sur les méthodes de terrain des anthropologues de l’époque, sur le dépôt de leurs notes et autres documentations comme les photographies. Sur l’anonymat des sources également, car à l’époque de Miner, les anthropologues conservaient l’anonymat de leurs informateurs afin d’attirer leur confiance qui amenait les confidences sur leur mode de vie et la vie de leur communauté. Cela n’est plus nécessairement le cas aujourd’hui, car nombre d’informateurs désirent qu’on mentionne leur participation à des enquêtes de terrain.
Les informateurs qui avaient connu Miner et son épouse avaient beaucoup de respect pour lui. Le petit-fils d’Arthur Gagnon, René, était présent à ce visionnement. En 1985, il écrivit à Miner pour lui demander les droits de traduction pour son livre qui n’avait pas encore connu de version française. Miner lui répond que les droits ont été accordés au sociologue de l’Université Laval Jean-Charles Falardeau et s’adresse à lui en l’appelant « mon cousin », car les enfants des Gagnon appelaient les Miner « mon oncle » et « ma tante ». C’était un signe d’acceptation de l’époque pour s’adresser à des étrangers ou des amis de la famille qu’on considérait comme des proches.
Les quelque 35 personnes présentes ne voulaient plus quitter la salle et tout un chacun avait quelque chose à ajouter aux divers témoignages des personnes présentes, signe que cette ciné-rencontre avait été appréciée.
Références
Georges Bouchard, Vieilles choses, vieilles gens, Montréal, Louis Carrier et Cie, 1926
Wilfrid Bovey, Canadien — Étude sur les Canadiens français, Montréal, Éditions Albert Levesque, 1935
« Bernard Émond », Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec.