L’héritier du « grand Luc »

Partager:

1er mars 2019 |

Pour tous ceux qui ont fréquen­té tant soit peu l’oeuvre de Luc Lacour­cière, et appré­cié ses enquêtes abouties ain­si que ses analy­ses fines et rigoureuses, demeurées des références incon­tourn­ables, la con­férence magis­trale de Jean-Pierre Pichette sur les Tra­jec­toires du pat­ri­moine oral des Français d’Amérique aura révélé que sa suc­ces­sion n’est pas tombée en déshérence.

Jean-Pierre Pichette remer­cié par le pro­fesseur Habib Sai­di après sa con­férence. Pho­to : René Bouchard

Mgr Savard écrivait que le « pat­ri­moine oblige l’héritier ». À l’instar de son maître dans l’étude de la Cor­riveau, Jean-Pierre Pichette dans sa con­férence, sur la base de trois solides et savantes analy­ses menées dans le domaine de la chan­son, du con­te et de la cou­tume, a fait une démon­stra­tion éclairante et con­va­in­cante sur « la pro­duc­tion spir­ituelle orig­i­nale, com­plexe et vivante » du pat­ri­moine oral français, tiré de notre mémoire col­lec­tive en terre d’Amérique.

Analysant et com­para­nt une copieuse doc­u­men­ta­tion issue des enquêtes directes auprès d’informateurs répar­tis sur tout le con­ti­nent nord-améri­cain, le con­férenci­er avance que la tra­di­tion orale française s’y est main­tenue abon­dante et vigoureuse, si l’on se fie aux 10 000 con­tes recen­sés à la fin des années 1970, soit autant de matériel fourni que toutes les provinces de France réu­nies. Ce pat­ri­moine vivant, trans­plan­té mas­sive­ment sur tout notre ter­ri­toire, loin d’être sclérosé sou­tient Jean- Pierre Pichette, a su s’adapter à son nou­veau ter­roir jusqu’à influ­encer les pop­u­la­tions amérin­di­ennes et anglo­phones qu’il a « con­t­a­m­inées ».

Affiche annonçant la con­férence de Jean-Pierre Pichette dans le cadre du parte­nar­i­at SQE-IPAC des con­férences sur les Réc­its du pat­ri­moine.

L’abbé Jean-Bap­tiste Proulx en fai­sait déjà la remar­que en 1881 lorsqu’il évo­quait les « anci­ennes chan­sons cana­di­ennes », enton­nées sans dis­tinc­tion en français par des voyageurs « dans le Haut de l’Ottawa ». Tous « les con­nais­sent, écrivait-il alors, Français, Anglais, Sauvages », aus­si bien En roulant ma boule, Alou­ette, jolie Alou­ette, Par der­rière chez ma tante qu’Un Cana­di­en errant!

En même temps, les Français d’Amérique ont su don­ner à leur pat­ri­moine oral une sig­na­ture dis­tinc­tive. En fait foi, lance le con­férenci­er, ce nou­veau cycle de chan­sons de voyageurs, de coureurs des bois et de forestiers que l’ethnologue Con­rad Laforte a dû créer pour accueil­lir dans son Cat­a­logue raison­né de la chan­son folk­lorique française les quelques 933 ver­sions réper­toriées en Amérique du Nord de 85 chan­sons types, dont cinq seule­ment sont con­nues en France. Com­ment expli­quer que ce pat­ri­moine oral français, s’il a pu résis­ter à la majorité dom­i­nante, ait su non seule­ment se main­tenir, mais aus­si se renou­vel­er et même s’enrichir au point d’influencer d’autres pop­u­la­tions lin­guis­tiques? Jean-Pierre Pichette sem­ble con­va­in­cu qu’un principe du limaçon serait ici à l’oeuvre, qui per­me­t­trait de com­pren­dre les mécan­ismes de trans­for­ma­tion opérant dans notre mémoire col­lec­tive. À l’érosion cul­turelle du cen­tre — l’animal qui fuit sa coquille en quelque sorte pour aller vivre ailleurs en marge de celle-ci, image-t-il —, s’opposerait le main­tien des tra­di­tions en périphérie. Ce principe, con­clut Jean-Pierre Pichette, en digne héri­ti­er du « grand Luc » et en hom­mage à ses prédécesseurs, expli­querait pourquoi les pre­miers eth­no­logues ont retrou­vé « dans les march­es que com­po­saient les col­lec­tiv­ités rurales, comme l’écume rejetée sur les bor­ds de la mer, les rich­es gise­ments que la tra­di­tion orale y avait déposés. »

René Bouchard

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.