Présentation
Cet article porte sur l’atelier-école de sculpture sur bois fondé à Saint-Jean-Port-Joli par Médard et Jean-Julien Bourgault en 1940 (1). Il est le deuxième d’une série qui porte sur les ateliers de sculpture sur bois des trois frères Bourgault, Médard (1897–1967), André (1898–1958) et Jean-Julien (1910–1996), qui ont fait l’objet d’un article publié dans la revue Rabaska en 2020 (2). Le premier article « Médard Bourgault, maître d’art, 1930–1967 » se trouve ici.
Le paradigme de la formation à l’époque de la création de cet atelier mettait l’accent sur le terme école pour définir un lieu d’apprentissage et on a étiqueté les ateliers de sculpture avec ce terme, ce qui, aujourd’hui, ne permet pas de saisir toute la nuance et l’importance de la formation totalement originale qu’on y trouvait. En effet, ce n’est qu’à partir de 1967 avec l’École de sculpture de Saint-Jean-Port-Joli dirigée par Pierre Bourgault, le fils de Jean-Julien Bourgault, sous l’égide de la Commission scolaire régionale Pascal-Taché, qu’il y aura un curriculum bien défini en lien avec un programme académique. Jusqu’en 1967, en effet, il n’y a pas de curriculum ni d’enseignement magistral dans les ateliers de sculpture de Saint-Jean-Port-Joli. On apprend par la pratique avec le maître. La sculpture sur bois en taille directe est la technique privilégiée. Nul n’est besoin de faire un dessin élaboré ou de créer un modèle d’argile au préalable. C’est une approche qui est familière aux sculpteurs d’art populaire traditionnel québécois et qui caractérise les ateliers de Saint-Jean-Port-Joli.
Introduction
La crise économique qui débute en 1929 amène des dirigeants politiques et divers intervenants à développer des emplois et des marchés pour les mains habiles. Jean-Marie Gauvreau (directeur de l’École du meuble) réussit à convaincre le gouvernement d’investir dans la création d’ateliers de formation et de production artisanale dans les régions rurales du Québec. Des artisans vont recevoir le financement nécessaire, grâce au programme fédéral-provincial Bilodeau-Rogers d’Aide à la jeunesse (3). Gauvreau est convaincu qu’il y a un marché local autant que touristique pour les produits que ces ateliers-écoles vont développer, car on trouve sur les marchés québécois une immense variété d’articles importés d’Europe, d’Asie et d’ailleurs.
La fermière de retour du marché avec un poulet est un exemple du type de sculpture qu’on espérait faire produire par les sculpteurs de Saint-Jean-Port-Joli en remplacement des sculptures importées d’Europe pour le marché touristique. La pièce de gauche a été sculptée avec menus détails par Jean-Julien Bourgault à partir d’un modèle européen comme celle de droite produite par la compagnie ANRI d’Italie (4). La popularité de la maison ANRI s’est étendue au Québec où ses sculptures étaient vendues en toute vraisemblance par les magasins d’artisanat dès le premier quart du XXe siècle. C’était le vœu de Jean-Marie Gauvreau de voir des Québécois sculpter ici de telles pièces plutôt que de les importer d’Europe. Ces importations diminuent pendant la guerre de 1939–1945, ce qui favorise l’artisanat local et l’industrie canadienne, aux yeux de Gauvreau (5).
Création d’un « atelier-école » de sculpture
Les démarches de Jean-Marie Gauvreau mènent à la création d’un « atelier-école (6) » de sculpture sur bois à Saint-Jean-Port-Joli en 1940 sous le nom d’École de sculpture sur bois Médard et Jean‑J. Bourgault. Une entente est signée entre le ministère des Affaires municipales, de l’Industrie et du Commerce et Médard et Jean-Julien Bourgault (7) pour la location d’un atelier « complètement outillé et équipé » pour former des apprentis au coût de trente dollars par semaine. L’atelier que Médard partage avec son frère Jean-Julien est donc rapidement agrandi pour subvenir à ces besoins (8).
Les jeunes, choisis par des membres influents de la communauté dans les diverses régions du Québec, arrivent pour le début des cours le 5 décembre. À l’automne 1940, les quinze élèves sont Denis Bernier de Saint-Jean-Port-Joli, Stanislas Boudreault de La Tuque, André Dubé de Saint-Roch-des-Aulnaies, Jules-Gonzagues Bois de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, Stanley Bouchard de Baie-Saint-Paul, Paul-André Caron de Saint-Jean-Port-Joli, Paul-Émile Caron de Saint-Roch-des-Aulnaies (9), Gilbert Gamache de Saint-Georges-de-Beauce, Édouard Lafrenière de Saint-Justin de Maskinongé, Rosario Marcoux de Saint-Apollinaire, Robert Matton de Trois-Rivières, Trefflé Picard de Saint-Roch-des-Aulnaies, Richard Richard de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, Roland Richard de Sainte-Thérèse de Gatineau et Wilfrid Richard de Rivière-Ouelle (10). À la session d’hiver 1940–1941, René Lavoie de Baie-Saint-Paul se joint au groupe (11).
Les dessins des « élèves »
On apprend en observant les maîtres et en développant son habileté. Des cours de dessin sont donnés, sans doute par Jean-Julien qui excelle en ce domaine. Plus d’une centaine de dessins ont été conservés de cette première année (12). Ils sont signés et datés. Leur examen nous permet de découvrir les thèmes traités comme les arts décoratifs, la vie religieuse, la vie quotidienne, les personnages influents de « l’école », l’art animalier. Les dessins, pour la plupart peu élaborés, représentent des visages d’homme et de femme, de face et de profil, des personnages religieux comme le Christ, des saints, des moines, des scènes de vie traditionnelle. Sans doute que certains de ces thèmes sont inspirés de modèles pris sur le vif ou de sujets de la vie traditionnelle. Mais l’analyse de ces dessins nous indique que des figurines italiennes représentant des paysans ou des religieux sont également utilisées comme modèles. Cet atelier-école institutionnalise une forme d’apprentissage issue de la tradition populaire que les Trois Bérets ont pratiquée depuis leurs premiers ateliers — l’interaction avec les élèves — ainsi que la technique de la taille directe.
Recherche de rentabilité
Le programme d’Aide à la jeunesse permet de procurer une aide financière aux élèves pour leur pension et un salaire pour les professeurs pour la durée seulement de l’entente. La production des élèves, qui doit avoir une « valeur commerciale », peut être vendue et les revenus retournés au ministère moins une commission de 25 %. Enfin, Jean-Julien et Médard s’engagent à garder les élèves à leur compte à la suite de cette formation de six mois, le but de l’aide financière visant strictement à donner un coup de pouce au démarrage de l’entreprise. Voilà pourquoi il s’agit plutôt d’un atelier de formation qu’une école proprement dite. Cela oblige les deux maîtres sculpteurs à tenir à bout de bras le développement de cette initiative et la rendre rentable.
Les apprentis de Médard et Jean-Julien sont devenus leurs employés après le 3 juin et les ventes doivent permettre de leur verser un salaire. Médard écrit à Albert Tessier le 10 février 1942 « Nous les payons toutes les semaines. Ils se font des salaires, quelques-uns de 20–26 et 30 piastres par semaine (13). » Par contre, au cours de la même année, Médard et Jean-Julien ferment leur atelier-école et Médard inscrit dans le cahier où il tient son budget, « Nous n’avons plus d’élèves (14). » Comment expliquer ce revirement? Quel est l’état du marché pour les sculptures produites à l’atelier? Médard et Jean-Julien pouvaient-ils mener simultanément un atelier de formation tout en se gardant le temps nécessaire pour créer?
Épilogue
De la cuvée de 1940–1941, certains élèves font carrière en sculpture. Paul-Émile Caron est ingénieux et il a du talent. Il désire innover et se démarquer de ses maîtres en produisant des sculptures pour les ouvriers d’usine qui ne peuvent se payer des œuvres d’art comme celles produites par Médard et Jean-Julien. Il forme de nombreux apprentis qui travaillent parfois à l’atelier, mais aussi parfois chez eux, ce qui permet aux femmes d’avoir un revenu tout en s’occupant de leur famille (15). André Dubé retourne à Saint-Roch-des-Aulnaies et fait carrière comme animalier. Il forme son frère Clément qui aura ensuite son propre atelier. Leur frère Arthur, autodidacte, formera son fils Denis qui sculpte toujours (16). Stanley Bouchard et René Lavoie de Charlevoix retournent dans leur région et font carrière. Stanislas Boudreault, Trefflé Picard, Richard Richard et Wilfrid Richard continuent dans cette voie, mais les autres font d’autres métiers.
D’autres articles web paraitront dans cette série au cours des prochains mois.
Crédits
Recherche et rédaction : Jean-François Blanchette
Révision : Louise Décarie
Mise en page : Marie-Ève Lord
Illustrations : tel qu’indiqué au bas des vignettes
Références
1. Je tiens à remercier André-Médard Bourgault pour sa contribution généreuse à mes recherches ainsi que pour la sauvegarde de la documentation précieuse de cet atelier-école ainsi que Pierrette Maurais et Michel Dumais des Archives-de-la Côte-du-Sud, pour leur aide précieuse lors de mes recherches.
2. Jean-François Blanchette, « Les Trois Bérets et les ateliers de sculpture de Saint-Jean-Port-Joli (1930–1967) », Rabaska, vol. 18 (2020), p. 11–42
3. Au sujet des écoles d’artisanat qui recevront de l’aide, voir Jean-François Blanchette, « Marius Barbeau et l’authenticité de la tradition en art populaire », Rabaska, vol. 13, 2015, p. 141–151 : https://www.erudit.org/fr/revues/rabaska/2015-v13-rabaska02149/1033757ar.pdf
4. La fermière et son poulet est un thème type de la maison ANRI. On peut en voir des exemples à la page 210 de Rains, Philly et Donald Bull. ANRI Woodcarvings: Bottle Stoppers, Corkscrews, Nutcrackers, Toothpick Holders, Smoking Accessories, and More. Arglen (Pennsylvanie), Schiffer Publishing Ltd, 2001.
5. Jean-Marie Gauvreau, Le problème de l’artisanat dans la Province de Québec. Étude présentée au ministère de l’Industrie et du Commerce, avril 1942, BAnQ, Fonds Jean-Marie Gauvreau, MSS2/2/6, [152 p.], p. 138.
6. C’est ce terme qu’on trouve dans la documentation de l’entente signée avec le gouvernement.
7. Archives de la Côte-du-Sud (ACS), Fonds Jean-Julien Bourgault, F215/9/1 « Mémoire de convention ». L’année 1940 est indiquée mais pas la date exacte.
8. Il sera détruit en octobre 2016 : https://medardbourgault.org/2016/12/19/un-symbole-sen-est-alle/ consulté le 26 février 2021.
9. Né à Saint-Roch-des-Aulnaies, Paul-Émile Caron s’installera à Saint-Jean-Port-Joli quand il quittera l’atelier de Médard et Jean-Julien.
10. L’Action catholique, 20 décembre 1940. ACS, F100, Fonds Collège de Sainte-Anne.
11. L’Action catholique, 16 mai 1941. ACS, F100, Fonds Collège de Sainte-Anne.
12. Ils ont été conservés par André-Médard Bourgault, fils de Médard.
13. ACS, Fonds Médard Bourgault, F050/1/10, Correspondance, 1942.
14. ACS, F050/4/3, Cahier « Travail de 1950 » avec des notes datées, antérieures à 1950.
15. MMV, Entrevue de Jocelyn Caron par Jean-François Blanchette, 3 juin 2016. L’entreprise passera aux mains de son fils Jocelyn en 1966 et c’est un tout nouveau pan de l’histoire qui s’ouvrira.
16. MMV, Entrevue de Denis Dubé par Jean-François Blanchette, 30 septembre 2016.
Image à la une : Dessins des apprentis de l’atelier-école de sculpture. De g. à d., dessin de Trefflé Picard, 10 mai 1941, de Robert Matton, 5 avril 1941 et de Paul-Émile Caron, sans date. Collection André-Médard Bourgault.
8 commentaires
Merci pour l’histoire des artistes sculpteurs du bas du fleuve Saint-Laurent..
Very interesting background. I recently obtained a P. E. Caron lamp in very good condition. My curiosity was peeked when I read “Some experts feel that Paul-Émile was the artistic equal of the Bourgault brothers, as he carved from life stories.” I had no idea the important history of the Bourgault brothers … now my curiosity is peeked further!
Paul-Emile Caron was an apprentice of Medard Bourgault and Jean-Julien Bourgault between 1940 and 1942. He opened his own shop later and became an excellent carver.
An excellent article. Superbe! Merci Jean-Francois. Gauvreau was tireless in promoting the schools and the artists they produced and encouraged.
Thank you Lyle. En effet, Jean-Marie Gauvreau a soutenu les Bourgault pendant toute leur carrière et il est intervenu à plusieurs reprises pour les aider dans leurs contacts avec diverses instances gouvernementales, tant à Québec qu’à Ottawa.
Une école de courte durée en pleine période de guerre, ceci peut expliquer cela puisque la conscription [Après la défaite de la France en juin 1940, le Parlement vota la Loi sur la mobilisation des ressources nationales, qui introduisait la conscription mais seulement pour le service au Canada: [https://www.museedelaguerre.ca/cwm/exhibitions/chrono/1931conscription_f.html] mobilisait une partie de la jeunesse.
La boutique ANRI existe toujours et est située depuis1937 à : Place Antonius, 122
I‑39046 Ortisei / Val Gardena — Italie [https://www.anrishop.com/en/about.asp]
Merci, Philippe, pour ces judicieux commentaires.
Il y eut création de plusieurs ateliers-écoles d’artisanat à travers le Québec entre 1940 et 1942, grâce à l’intervention de Jean-Marie Gauvreau et aux subventions pour aider à former des jeunes et leur donner de l’ouvrage. En 1942, ces ateliers ne reçoivent plus d’aide, sauf s’ils sont reliés aux efforts de guerre. Par ailleurs, en 1944, les subventions sont de retour pour les vétérans qui veulent apprendre un métier, comme ce fut le cas pour certains apprentis d’André Bourgault.
Quant à la maison ANRI, elle produit toujours en effet toute une variété de sculptures sur bois.
Merci JFB pour le suivi, sujet vraiment passionnant à la croisée de l’histoire économique, touristique et culturelle.